Dans le cadre d’un récent atelier à i-mersion CP, Xavier Martel-Lachance, conseiller technopédagogique au Collège Montmorency, est venu discuter avec la communauté i-mersion CP des différentes tensions chez les CP qui touchent à la technologie. Cette réflexion collective a permis de mettre en lumière les tensions inhérentes à notre rôle ainsi que les pistes de solution pour mieux équilibrer nos interventions.
Entre l’opérationnel et le stratégique : un équilibre délicat
La présentation de Xavier a d’emblée soulevé un enjeu central : la prédominance des tâches opérationnelles au détriment du développement stratégique. Comme il le mentionne, les CP peuvent être dérangés par des problèmes techniques à titre de «magicien du numérique» et être incapables de se débloquer suffisamment de temps pour s’occuper du développement stratégique de leur institution.
Effectivement, cette réalité, partagée par plusieurs personnes participantes, se manifeste par une forte demande de résolution de problèmes ponctuels et d’assistance technique, laissant peu de place au travail en amont des projets.
Des tensions multiples à naviguer
Les CP numériques (ou CP-TIC pour les intimes du collégial) sont placés au carrefour de plusieurs forces qui créent des tensions à gérer quotidiennement :
Avec les services informatiques
La relation avec les services informatiques est caractérisée par une dépendance aux décisions techniques qui peuvent parfois limiter les possibilités pédagonumériques. Cette situation nécessite des négociations constantes pour concilier les impératifs techniques et les besoins pédagogiques.
Les services informatiques ont « […] une vision technique du monde, qui cherche à fusionner des matériaux culturels complexes et variés en une forme d’objectivité singulière. » (Crawford, 2021, p.171)
Avec le corps professoral
L’accompagnement du corps professoral requiert un équilibre délicat entre le conseil et le soutien, tout en respectant leur autonomie professionnelle. Une attente de prise en charge complète du développement technique est parfois observée; ce qui peut créer une tension avec la mission d’autonomisation des CP. Il peut parfois être difficile de dire non par moment, car les attentes n’ont pas été clarifiées de part et d’autre.
Avec la direction des études
Les enjeux politiques et le mode de fonctionnement plus bureaucratique de la direction des études peuvent parfois limiter l’implication des CP en amont des projets, réduisant ainsi leur capacité d’influence sur les orientations stratégiques. Parfois, il serait bien simple pour le CP de relever les faiblesses en amont, par exemple, lors de la rédaction d’un plan-cadre.
Envers soi-même
Le CP subit également des tensions internes alors qu’il tente d’exercer son rôle-conseil. Bien entendu, il n’est pas perméable à l’engouement technologie… une nouvelle bébelle, ça reste une nouvelle bébelle! Il tente également de valoriser ses pairs et de se tourner vers le questionnement lorsque des problèmes sont soulevés.
La théorie critique comme cadre de référence
Face à ces multiples tensions inhérentes à son rôle, Xavier s’est engagé dans une réflexion approfondie sur les moyens de les transformer en opportunités d’amélioration. Sa recherche d’outils professionnels l’a conduit à la théorie critique, qu’il propose comme cadre de référence structurant pour guider les interventions des CP. Cette approche analytique s’articule autour de quatre axes essentiels : l’accessibilité, la pertinence pédagogique, la durabilité et l’éthique (voir le support visuel pour des exemples). Attention, coeur sensible, l’idée est de refuser d’emblée de considérer l’objet de l’analyse comme étant neutre.
L’accessibilité
- L’autonomie des personnes utilisatrices: les utilisateurs seront-ils éventuellement autonomes?
- L’évaluation de la charge cognitive: Son utilisation occasionne-t-elle une charge cognitive supplémentaire ?
- La facilité de déploiement: Son déploiement est-il facile ? Si ce n’est pas le cas, existe-t-il des ressources pour aider au déploiement ? Le design de la ressource est-il universel ?
- Les implications financières pour les personnes utilisatrices: Est-ce que la ressource demande une dépense supplémentaire pour les utilisateurs ?
La pertinence pédagogique
- L’identification de la plus-value réelle: Quelle est la plus-value pédagogique à une ressource numérique ? Est-ce que les ressources déployées pour développer et/ou intégrer la ressource sont «rentable» ?
- L’amélioration tangible de l’expérience d’apprentissage: À qui cela bénéficie-t-il à l’étudiant ou au professeur ? Est-ce que l’expérience d’apprentissage est bonifiée par l’ajout de cette ressource numérique ?
Le développement durable
- La pérennité des ressources: Est-ce que la ressource numérique sera pérenne dans le temps ? Se distribue-t-elle facilement ?
- L’évaluation des besoins en expertise: Dépend-elle de l’expertise pointue d’une seule personne ?
- La considération des couts à long terme: Est-elle couteuse ? Est-ce que c’est rentable considérant le nombre de personnes utilisatrices ?
- L’indépendance vis-à-vis des plateformes propriétaires: Est-elle dépendante d’une seule plateforme fermée ? S’exporte-t-elle facilement ?
L’éthique
- Le respect de la loi 25: La ressource respecte-t-elle la loi 25?
- La promotion des ressources libres: Est-elle libre?
- La protection des données personnelles: Quels sont les méfaits potentiels? Quelles sont les considérations face à l’utilisation du travail d’autrui (IAG)?
« Cette séparation entre questions éthiques et aspects techniques reflète un problème plus large : les chercheurs en IA semblent inconscients de leurs responsabilités, comme si la faculté de nuire se situait dans un autre domaine. » (Crawford, 2021, p.140)
Des pistes d’action concrètes
Xavier a proposé en fin d’atelier, une réflexion autour de l’application de la théorie critique à la réalité des CP. Les échanges ont fait émerger plusieurs initiatives prometteuses :
- Le développement d’un palmarès des Ressources Éducatives Libres (REL) pour faciliter l’évaluation et le choix des outils (psst ça risque d’être en présentiel au RVCP!). L’idée serait de mobiliser les acteurs de l’écosystème pour proposer une évaluation curée des outils TIC;
- La création d’une banque de ressources documentaires incluant des tutoriels vidéos, par exemple, ceux de Microsoft. L’idée serait de proposer, par de courtes vidéos, le fonctionnement de l’outil;
- L’adoption d’une approche de sobriété numérique dans l’évaluation des besoins technologiques. Ici, un collègue a suggéré de consulter le rapport sur la sobriété numérique par le Concepteur Web.
Conclusion
L’approche prônée par Xavier permet de mieux équilibrer les dimensions opérationnelle et stratégique de la fonction de CP en enseignement supérieur, tout en gardant à l’esprit les enjeux d’accessibilité, de pertinence pédagogique, de durabilité et d’éthique.
La période actuelle, marquée par l’émergence de l’intelligence artificielle (IA et IAG) et les contraintes budgétaires, offre paradoxalement une opportunité de repenser les pratiques et de renforcer la posture critique (lire la chronique des interventions de Clara Dyan-Charles à ce propos). C’est en cultivant cette réflexivité qu’il est possible de mieux servir la communauté éducative et contribuer à une intégration plus réfléchie et plus durable des technologies en enseignement supérieur.
Article rédigé à partir de mes notes avec Claude.AI (2024).